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Hansen, Juanita
Légende manuscrite au dos d’un tirage de presse daté du 31 janvier 1932 et du 13 septembre 1933

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Nicolas Régnier, Jeune femme à sa toilette ou Vanité, vers 1630-1635, huile sur toile, Musée des Beaux-Arts de Lyon inv. 1976-7

© MBA Lyon - Photo Alain Basset

Photographie de Juanita Hansen recadrée, telle que publiée en 1933.

Ce tirage de presse est un subterfuge. Lors de sa deuxième parution en 1933, ce qui est donné à voir au lecteur c’est la photographie d’une femme prise de face, au visage abondamment retouché, d’aucuns diront exagérément maquillé. Délimitée à la gouache blanche sur le tirage original, l’image a été recadrée au format « une colonne » en vue de sa publication dans la presse quotidienne. Dupé par ce recadrage, le lecteur ignore qu’il ne voit l’actrice Juanita Hansen qu’au travers de son reflet dans un miroir. Une mise en abyme éditoriale où ce qui se joue en dehors du cadre est moins important que ce qui se fabrique dans le cadre. Cette photographie est une mise en abyme. En cette année 1933, Juanita Hansen (1895-1961) n’est déjà plus que l’ombre d’elle-même. Ancienne vedette du cinéma muet découverte par le producteur et réalisateur Mack Sennett, elle a tourné de nombreux films entre 1914 et 1922 pour les studios Universal puis Warner Brothers et Pathé. Elle a mené une vie de frasques, a été coutumière des arrestations pour excès de vitesse, s’est adonnée aux fêtes nocturnes et à la cocaïne dont elle est devenue rapidement dépendante. Sa carrière s’en ressent et décline peu à peu pour connaître un coup d’arrêt en 1923, à seulement 28 ans. En 1933, après dix ans d’absence, elle réapparaît dans son premier film parlant, qui sera aussi le dernier. Puis, elle disparaît définitivement de l’écran, son addiction aux drogues, ponctuée de cures de désintoxication, ayant eu raison de son succès et de sa fraîcheur [1]. La photographie de Juanita Hansen prise au crépuscule de sa carrière interroge sur la construction et la déchéance d’une icône dans la culture de masse américaine de ce début du XXe siècle [2]. A y regarder de plus près, ce tirage photographique révèle d’autres manipulations. Ainsi, si hors-champ le pouce et l’index de Juanita Hansen forment une boucle semblant signifier que tout est « ok », leur reflet dans le miroir a été effacé par le travail d’un retoucheur aussi anonyme qu’indélicat. Parue une première fois en 1932, lors de l’annonce de la vaine tentative de comeback de l’actrice, la photographie n’est alors ni recadrée ni retouchée ; révélant, au travers du geste dédoublé dans le miroir, la vanité originelle du cliché : Juanita Hansen « est montrée admirant sa propre beauté, qui lui permettra de décrocher un nouveau contrat » relate le Burbank Daily Review du 4 février 1932. Un an plus tard, l’échec de cette tentative de retour est patent. La mise au point et la mesure de la lumière ont-elles été effectuées sur la surface du miroir plutôt que sur la nuque indécise de l’actrice ? Le photographe aurait voulu suggérer la fuite du temps, l’effacement des formes accompagnant une carrière cinématographique en ruine, il n’aurait procédé autrement. Définitivement, dans l’image recadrée rien n’est « ok ». Ces travaux de composition, de retouche et finalement de recadrage se conjuguent pour construire l’illusion d’une Juanita Hansen se débattant avec son double fictionnel, dont elle semble devenir la spectatrice, jusqu’à devenir le hors-champ de son propre reflet. N’est-ce pas là également l’annonce d’une dissociation provoquée par la consommation de psychotropes ? Ne verra-t-on jamais le double de Juanita Hansen sortir du miroir pour réintégrer la silhouette floue et incertaine de son enveloppe physique et psychique ? Ces interventions réalisées sur la photographie sont aussi une réflexion sur une industrie cinématographique qui se joue des apparences. Par-delà son sens métonymique, le grand écran devient alors le double métaphorique du miroir, qui révèle le caractère trompeur de ces apparences sur un spectateur en venant à confondre fiction et réalité, mais aussi sur l’acteur quand lui-même est enclin à s’identifier à sa propre image. Dès lors, le recadrage de l’image dans le miroir en est l’antinomie et semble suggérer une appropriation cinématographique qui, en focalisant l’attention du spectateur sur les illusions de la beauté et de la célébrité, dévore une Juanita Hansen réduite à sa projection spectrale. Ou à son reflet. Et si l’industrie du cinéma n’était au final que tartufferie, que chimère, que réalités illusoires, inconsistantes ou passagères – jusqu’à plonger ses protagonistes dans les limbes de l’oubli ou dans l’enfer des paradis artificiels ? Tout est absurde et inutile, disait le Sage, tout est dérisoire [3]. Ce cliché est une méditation sur la vanité. Dans les années 1630, Nicolas Régnier peint une femme à sa toilette dont le visage juvénile se reflète dans un miroir. Délivrant au spectateur de son époque un message à la fois allégorique et aléatoire, il livre là l’un des tableaux de vanités parmi les plus ambigus qui aient été produits au XVIIe siècle. Tableau et photographie se prêtent à l’évidence à une comparaison formelle, usant de ce genre symbolique singulier. Le miroir, symbole d’une beauté dont la vaine apparence conduit à la vanité de l’orgueil. L’image du miroir, qui ne conserve aucune mémoire physique, reflète une réalité passagère, fragile et soumise à la corruption d’une vie brève. L’écran de projection, fabrique d’une subjugation éphémère et d’une vaine identification, pourrait bien être à son tour le miroir des vanités modernes. L’accumulation d’objets symboliques, nature morte des vanités. Chez Nicolas Régnier, bijoux, vase à onguent et peigne déjà relégués sur le rebord de la table de toilette, soulignent le caractère inutile et dérisoire de la vie terrestre. Ils font écho au manteau de fourrure, au corsage de dentelle et au sautoir de Juanita Hansen que le retoucheur a minutieusement retravaillé et rehaussé, prolongeant artificiellement l’illusion d’une vie mondaine déjà révolue. Le profil perdu, l’être spectateur de sa propre représentation. La jeune élégante du XVIIe siècle et Juanita Hansen sont-elles toutes deux représentées en profil perdu ? Si dans l’œuvre de Nicolas Régnier, on est face à un enfermement des regards qui débouche sur une séduction narcissique, ou peut-être déjà méditative, au contraire le regard de Juanita Hansen – ou plutôt de son reflet – semble hésiter entre défi et gêne, comme une possible réponse au voyeurisme du spectateur. Dans une quête de rédemption, qui en cette année 1932 doit commencer à tirailler une Juanita Hansen s’incarnant déjà plus en Madeleine pitoyable qu’en tentatrice désirable. Le signe de l’anneau, entre acceptation et offrande. S’il est un détail troublant, c’est que la jeune élégante peinte par Nicolas Régnier accomplit à l’identique ce geste de la main qui est celui de Juanita Hansen. Avec une toute autre intention, puisqu’il s’agit de se saisir dans sa chevelure d’une fleur d’oranger, symbole de virginité. Instruisant le spectateur d’une innocence parvenue à son terme, Nicolas Régnier représente également un geste de coquetterie en mouvement, qui suggère que l’action est en train de se passer : le geste est éphémère tout comme la jeunesse et la beauté de sa propriétaire. Bien avant qu’il ne soit adopté dans le monde anglo-saxon pour signifier un acquiescement, probablement du fait de son imitation des lettres « o » et « k », ce geste était utilisé dans certains ordres monastiques ayant fait vœu de silence pour exprimer une offrande à Dieu. Ultime métaphore d’un cinéma muet qui voua au silence des acteurs et actrices, plus tard incapables de se confronter au cinéma parlant [4]. Du décor au cadre, la mise en scène des transgressions. Dans le tableau de Régnier, de lourds rideaux parent le cabinet de toilette des attributs d’une scène de théâtre. Tentures rouges qui soulignent la dramaturgie, qui marquent le commencement et la fin de l’illusion, qui délimitent et transcendent l’espace du spectacle dont ils constituent le premier artifice. Par filiation avec le théâtre, le rideau rouge s’est transporté dans les premières salles de cinéma. Le recadrage à la gouache blanche du reflet de Juanita Hansen achève de transposer en codes photographique et cinématographique ce théâtre des vanités, qui est aussi l’espace de la catharsis et de la transgression symbolique. Reste que Nicolas Régnier, artiste né à Maubeuge et décédé à Venise, est aussi le peintre de l’ambiguïté. Ainsi, il n’a pas résisté au désir de peindre le modelé délicat de la nuque de son modèle. Ou les boucles dorées et soyeuses de sa chevelure, qui font écho à l’éclat somptueux des carmin, bleu et jaune or des tissus. Le peintre interroge la valeur suprême de la beauté sans jamais se résoudre à suggérer qu’il s’agit de la plus grande des vanités [A. Tapié, Vanités, 1990]. A l’inverse, aussi bien le photographe que le retoucheur ne sont que les instruments d’une vérité éditoriale qui leur échappe. Avec eux, l’ambiguïté se dissout dans le fait divers. Conjugué à la dictature du format « une colonne », le choix du responsable éditorial achève de faire basculer cette réécriture moderne des Vanités du XVIIe siècle vers un banal cliché de presse. Voici donc ce que ne pouvait pas voir le lecteur de 1933. Dépossédée de sa voix et désormais de son image, Juanita Hansen n’est déjà plus qu’une présence floue s’apprêtant à sortir du cadre, abandonnant à la postérité le fragile reflet de ce qu’elle a été. Après avoir crevé l’écran, peut-être est-il temps pour elle de passer de l’autre côté du miroir. — Matthieu Péronnet, juin 2022 Notes : 1.- La vie de Juanita Hansen semble aura été une lutte incessante contre la dépendance à la cocaïne, développée au cours de longues journées de travail sur les plateaux d’Hollywood, et à la morphine, qui lui fut prescrite à la suite d’un grave accident survenu en 1928. En 1934, elle commence à donner des conférences, dans des spectacles itinérants, sur les méfaits de la toxicomanie. En 1937, elle est arrêtée par la police et brièvement incarcérée pour des faits de toxicomanie qui s’avèreront être une dépendance à la morphine médicale. L’année suivante, elle publie The Conspiracy of Silence, livre dans lequel elle soutient que les toxicomanes devraient être soignés et non criminalisés. En 1941, financièrement acculée, elle tente de se suicider par overdose de somnifères. Elle abandonne finalement tout espoir de reprendre sa carrière, prend un emploi de commis dans une compagnie de chemin de fer, et meurt d’une crise cardiaque en 1961. 2.- Loisirs et culture de masse connaissent un essor soudain dans la société américaine du début des années 1920, avec le développement simultané et sous les efforts conjugués du cinéma, de la radio, de la presse illustrée et de la publicité. 3.- Ecclésiaste 1:2 (traduction de la Bible en français courant, 1982) 4.- Silence que Juanita Hansen n’hésita pas à briser, avec un certain courage, lorsqu’il s’agira de partir en croisade contre les méfaits aussi bien de la toxicomanie que de la répression exercée à l’encontre des toxicomanes. Dans son combat contre la drogue, constant et souvent en avance sur son temps, sa contribution la plus significative aura probablement été une série d’articles dans lesquels elle se confie au New York American, du 29 mars au 12 avril 1923. A une époque où les frasques des stars étaient le plus souvent étouffées par les studios, il s’agit d’un témoignage sans concession sur la consommation de drogues dans le milieu du cinéma et sur sa propre toxicomanie. On en retiendra cette phrase qui résonne comme une épitaphe digne de figurer dans la Spoon River Anthology : « Bien sûr, cela heurte ma vanité que vous ayez ainsi pu tout lire de ma vie passée, mais puisque vous avez déjà entendu l’accusation, écoutez maintenant ma défense. »

Ressources :

Ankerich, Michael G., Dangerous Curves Atop Hollywood Heels: The Lives, Careers, and Misfortunes of 14 Hard-Luck Girls of the Silent Screen, Duncan (USA) : BearManor Media, 2015

Tapié, Alain (dir.), Les Vanités dans la peinture au XVIIe siècle, catalogue d’exposition (Caen, Musée des beaux-arts, 27 juillet - 15 octobre 1990 et Paris, Musée du Petit Palais, 15 novembre 1990 - 20 janvier 1991), Paris : RMN et Paris Musées, 1990

« OK (signe) », in Wikipedia, en ligne, consulté le 21 août 2021

Masters, Lee Edgar, Des voix sous les pierres. Les Épitaphes de Spoon River, trad. P. Reumaux, Rouen et Paris : Librairie E. Brunet et Éditions Phébus, 2000, bilingue [éd. orig. Spoon River Anthology, NY, 1915]

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